• Monnaies virtuelles, l\'exigence du régalien pour créer la confiance ?

     

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    Le bitcoin restera l'une des vedettes de l'année 2013 avec l'envolée de son taux de change multiplié par près de 100 en 12 mois, suscitant d'ailleurs la multiplication de monnaies virtuelles concurrentes. Ces monnaies virtuelles se légitiment dans la contestation de l'État et de l'imposante réglementation bancaire et financière. Pourtant, c'est cette réglementation qui pourrait devenir indispensable à leur pérennité.

    La monnaie, une définition plus économique que juridique

    Définir la monnaie semble trivial tant elle  fait partie du quotidien. Comme l'écrivait, voilà quelques décennies, l'économiste américain John Kenneth Galbraith, l'argent concerne tout le monde, ceux qui en ont comme ceux qui n'en ont pas. Cependant, inutile de feuilleter le Code monétaire et financier : le droit français n'en donne aucune définition. Tout au plus, découvret-on que le Traité de Maastricht réserve à la Banque centrale européenne le monopole de l'émission des seuls billets de banque à avoir cours légal.
    Ces billets ne peuvent donc être refusés en règlement de dettes libellées en euros. quoique … il existe des dispositions  juridiques stipulant l'obligation de régler par un moyen traçable au delà d'un seuil déterminé. Le Code monétaire et financier se limite à préciser quel est le pouvoir libératoire des formes monétaires exprimées en euros.
    Pour les économistes, les choses sont mieux cernées et ce, depuis longtemps.

    En effet, dès le IVe siècle avant notre ère, aristote dans son « Éthique à Nicomaque » avançait que la monnaie était un instrument d'échange, un étalon de valeur et une réserve. Cette vision a certes suscité de nombreux débats, mais sans véritable remise en cause. Le prix Nobel d'économie Milton Friedman rappelait qu'au final,« n'importe quel bien susceptible de fournir une garantie provisoire sur le pouvoir d'achat général peut faire office de monnaie ».
    L'histoire de la monnaie est aussi celle de l'innovation pour une plus grande simplification. a l'origine, on a pu se servir de troupeaux. ainsi le mot « pécuniaire » qui désigne ce qui est relatif à l'argent vient-il du latin pecus signifiant bétail et le nom de la monnaie indienne, la roupie, provient d'un mot sanskrit ayant la même acception. on leur a préféré rapidement les métaux précieux, qui offrent l'avantage d'être pérennes et divisibles. Ces métaux étaient toutefois lourds et présentaient des risques à être conservés. Se sont imposés au fil du temps les billets de banque, d'abord convertibles en or puis  inconvertibles puis la monnaie scripturale, de simples écritures dans les livres comptables des banques, et enfin la monnaie électronique, des impulsions numériques, détenues sur des supports ad hoc : cartes, clés USB ou disques d'ordinateur.
    Mais ces monnaies – et ce très tôt dans l'histoire – ont une spécificité forte : elles sont devenues la marque, le symbole du  souverain. Battre monnaie est la caractéristique du pouvoir régalien.

    La création monétaire, un phénomène privé qui devient même contestataire

    Ce principe régalien suscite toujours d'importants débats chez les économistes. Dans les faits, la création monétaire est largement privée. En effet, pour l'essentiel, la monnaie naît à l'occasion de l'octroi d'un crédit bancaire, principalement par les banques commerciales, le plus souvent privées. De même, l'or et l'argent n'ont jamais été créés par un état, le  souverain se limitant à apporter sa marque.
    Le pouvoir régalien s'exprime en fait au travers des actions de contrôle, de réglementation et de régulation de l'activité monétaire. L'estampille du souverain sur les pièces en métal garantissait le poids et la qualité du métal. On comprend alors que philippe Le Bel réduisant leur poids de métal précieux ait pu passer pour un faux monnayeur.
    L'activité bancaire aujourd'hui s'effectue sous la surveillance de la Banque centrale européenne. Icelle exécute une mission définie par la loi, avec des moyens définis par la loi. Elle est ainsi fort proche d'une autorité administrative indépendante. Cette réglementation garantit des droits aux utilisateurs de la monnaie souveraine. Cependant fleurissent depuis quelques années) des monnaies privées appelées « alternatives » ou « parallèles ». Limitées à une aire géographique donnée, rejetant le système financier et la mondialisation chargés de tous les maux, voire l'état, elles ont pour vocation de favoriser la consommation locale, au risque d'ailleurs d'un repli sur soi. Les formes en sont multiples mais elles se caractérisent par une convertibilité limitée : les particuliers peuvent acheter la devise locale contre euro à un cours fixe mais, devenant « captifs », ne peuvent s'en défaire qu'en la dépensant chez les commerçants qui l'acceptent). Ces monnaies locales restent toutefois émises sous le contrôle des autorités monétaires, les dispositions législatives existantes s'y appliquant.
    Toutefois, la monnaie ne pouvait bien évidemment pas passer à coté du phénomène cyber, avec la manifestation en 3 vagues des monnaies virtuelles. Il convient ici de clarifier une terminologie qui n'est pas véritablement fixée. Le terme « virtuel » correspond pleinement à l'acception qu'en donne Denis Berthier : « est virtuel ce qui sans être réel, a, avec force et de manière pleinement actuelle, les qualités du réel ».

    A l'origine, elle désigne les simulacres de monnaie utilisés au sein des métavers, ces sites à la fois jeux de rôles multijoueurs et réseaux sociaux, dont l'archétype est le lindendollar du site Second Life. Les monnaies virtuelles sont cependant très vite sorties de l'univers ludique. ainsi, le lindendollar s'achète-t-il aujourd'hui contre des devises souveraines. La seconde vague a été constituée par des dispositifs alliant système de paiement centralisé et monnaie. C'est ainsi qu'ont fonctionné e-gold, de 1996 à 2006, et Liberty reserve de 2006 jusqu'à son démantèlement par les polices de 17 pays en mai 2013. Les sociétés gérant les systèmes de paiement, domiciliées respectivement à St Christophe-et-Nieves et au Costa-Rica, étaient séparées des clients par un ou deux intermédiaires assurant le change. Il y a eu très manifestement la volonté de ne pas tomber sous le coup d'obligations réglementaires. N'étant pas très regardantes sur l'exactitude des identités des détenteurs de portefeuille, leur intérêt pour les blanchisseurs a été rapidement avéré. Si les avocats de E-gold ont fait valoir que le droit US est inapplicable à ce type d'instruments privés, la justice en a décidé autrement et retiendra la qualification pénale de blanchiment.
    La troisième vague est celle de la décentralisation, dont le parangon est le bitcoin. Ses promoteurs se réclament très ouvertement d'une philosophie libertarienne et ne cachent pas leur 82 méfiance, voire leur hostilité, envers l'état.
    Le bitcoin a été inventé en 2009 par un Japonais, Satoshi Nakamoto, vraisemblablement le pseudonyme d'un groupe  d'informaticiens sur lequel on sait peu de chose. Il fonctionne en peer to peer, c'est à dire en échange direct et décentralisé entre internautes, ce qui lui confère également la dénomination de « cryptomonnaie  ».
    Autrement dit, le dispositif bitcoin est aussi système de paiement. Les transactions financières se dispensent de banques ou de plate-formes de compensation, ce qui, selon ses partisans réduit très fortement les coûts de fonctionnement. Elles  restent traçables mais demeurent anonymes... du moins tant que le détenteur du portefeuille n'est pas identifié.

    Il n'existe pas non plus d'autorité gérant le dispositif, l'équivalent d'une banque centrale. Cette dernière est d'autant plus inutile que la création monétaire est programmée pour atteindre un nombre fini de bitcoins (environ 21 millions) vers 2040. Les bitcoins naissent ex nihilo selon un rythme décroissant par l’exécution d'un algorithme complexe. Une masse monétaire indépendante de l'action des états est supposée leur éviter la tentation de jouer avec sa valeur.

    Cerise sur le gâteau, le bitcoin est convertible en monnaies souveraines. Des plates-formes fonctionnent tels des marchés financiers pour l'achat ou la vente, le taux de change se formant selon l'offre et la demande. a cet égard, l'envolée folle de la  fin de l'année 2013, jusqu'à 1200 $ en novembre - contre 100 en septembre, 15 en janvier 2013 et 0 en 2009 – est  notamment imputée à la demande chinoise tout comme la chute de 50 % mi-décembre est prêtée aux mesures restrictives  prises alors par la Banque populaire de Chine.

    Le succès du bitcoin a attiré de nouvelles offres similaires. Selon François paget, chercheur en cybermenaces chez Macafee, une centaine de monnaies similaires aurait été créée depuis 2009 dont quelques unes ont déjà disparu ! En tout état de  cause, les monnaies virtuelles traduisent clairement la remise en cause de la mainmise régalienne sur la monnaie.

    Des avantages supposés qui sont autant de risques réels

    Le bitcoin apparaît comme une belle innovation technologique. Sa masse évolue conformément aux prévisions. Estce véritablement un souci qu'il échappe à toute instance de contrôle ? Ses promoteurs font valoir qu'il offre ou offrira à terme plusieurs avantages : la stabilité, un faible coût de transaction et la discrétion des transactions.

    En fait, ces avantages avancés sont soit très largement surévalués en raison de risques de nature économique, soit facilitent des comportements déviants qui, à terme, obéreront la confiance que l'on peut placer dans le bitcoin, la pire des choses qui puisse arriver à une monnaie. Les banques centrales n'ont d'ailleurs pas manqué d'émettre des alertes.

     La stabilité des prix n'est pas garantie par une masse monétaire fixée. Les promoteurs du bitcoin procèdent en effet à une  lecture intégriste de la loi de Fisher. D'une part, pour que les prix restent stables, il faut, au moins en première approximation, que la masse monétaire croisse au même rythme que l'offre de biens et services, ce que la conception d'une monnaie p2p exclut, en tout cas aujourd'hui. D'autre part, la notion même d'inflation n'a guère de sens pour des monnaies virtuelles. En effet, aucun prix n'est exprimé originellement en bitcoin ; ils le sont en monnaies souveraines et ensuite convertis. Les prix en bitcoin reflètent avant tout les fluctuations du taux de change.

    Cette monnaie présente même des motifs d'instabilité par construction, faute de garde-fous. En premier lieu l'absence de banque centrale pour mener des opérations de régulation du change. En effet, un tel organisme a la possibilité d'intervenir sur la marché des changes pour lisser les cours par des opérations d'achat ou de vente contre devises. Il existe bien une  autorité centrale, la DaTa, qui est un organisme définissant des règles de bonne conduite mais n'a en rien les  prérogatives d'une banque centrale.

    Un deuxième facteur d'instabilité vient de l'absence d'économie nationale attachée au  bitcoin. S'il advient que le taux de change d'une monnaie souveraine se dégrade de façon excessive, le commerce extérieur  du pays concerné s'en trouve favorisé par une amélioration apparente de sa compétitivité, ce qui tend à redresser sa valeur.  Rien de tel avec le bitcoin : une variation des cours n'a aucun effet compétitivité. Il est indifférent d'acheter un bien 1 bitcoin  quand son change est à 500 $ ou 0,5 bitcoin quand le change est à 1000 $. 

    Enfin, le troisième facteur d'instabilité vient de l'absence de valeur intrinsèque du bitcoin. En effet, privé de son rôle de monnaie, combien vaudrait un bitcoin ? Il est régulièrement comparé à l'or, pour lequel il existe cependant un marché non monétaire et qui assure au métal précieux une valeur intrinsèque, garantissant celle de l'or monétaire. Rien de tel, pour le bitcoin. Sa valeur peut s'effondrer, aucun marché ne lui assure une demande non monétaire et donc un prix … autant dire que le bitcoin peut chuter dans de grandes profondeurs.

    Le dernier élément d'instabilité vient de sa parfaite substituabilité par des monnaies souveraines : malgré sa rareté programmée, la demande de bitcoin sera extrêmement variable selon que les consommateurs souhaiteront l'utiliser pour leurs achats ou lui préféreront d’autres devises. 

    Si le taux de change du bitcoin est passé de quelques euros aux alentours de 900 en début d'année 2013, cela s'explique certes par la montée en régime de son usage mais aussi par le caractère fortement spéculatif que lui confère son essence volatile. Le risque de change est considérable, avec des fluctuations parfois de 10 % en quelques heures, de 20 % en quelques jours … Des produits dérivés – options ou contrats de différence, avec de forts effets de levier – sont apparus, qui sont tout autant des instruments de couverture que de spéculation. Enfin, la détention des bitcoins apparaît très concentrée :  moins de 50 personnes possèdent 30 % des bitcoins, moins de 1000 en conservent la moitié. L'étroitesse du marché peut faire craindre des manipulations de cours.

    Evoquer des coûts de transactions faibles dans ces conditions est excessif. Certes, le système de paiement bitcoin se  passe d'intermédiaire. C'est sans la prise en compte des risques, de change comme évoqué précédemment, d'erreurs – par le caractère irréversible des opérations – et de vol … on ne peut sous estimer l'ampleur du « cyberbrigandage ».

    Les cas de vol de porte-monnaie se multiplient en raison de la profitabilité du cybercrime. En 2011, la plateforme d'échanges  MtGox annonce le vol de 1000 bitcoins. C'est à l'époque une somme limitée... a la même époque, un particulier découvre le  piratage de son ordinateur et le vol de 25 000 bitcoins, soit à l'époque la bagatelle de 350 000 euro (mais 17 millions d'euros  aux cours de janvier 2014).

    A l'automne 2013, le site Inputs.io subit un vol de 4 100 bitcoins – 1,2 millions de dollars – et la plateforme d'échange danoise est piratée pour un préjudice d'un million d'euros. Les hackers ont parfaitement compris que les coûts de ces cyber hold-up sont modestes pour des rentabilités fortes. Rappelons que l'une des raisons originelles des banques était la  conservation des valeurs de la rapacité des criminels... Le prix Nobel d'économie paul Krugman évoquait à propos du bitcoin  une régression monétaire. on peut certes en débattre mais sur ce point précis, c'est effectivement une marche en arrière.

    Deux qualités majeures avancées par les promoteurs du bitcoin en révèlent néanmoins toute l'ambivalence : la discrétion et la convertibilité. Faire circuler l'argent de façon (presque) anonyme, pouvoir le transformer à tout instant en monnaie  souveraine représente le nec plus ultra du système de paiement. Ce sont deux facilités extraordinaires que la criminalité  organisée ne pouvait négliger.

    Des sites internet offrent des produits totalement illicites de toute nature : numéros de cartes bancaires, stupéfiants, armes,  pédopornographie... Ce sont les marchés noirs du « darkweb ». L'anonymat des monnaies virtuelles, doublé du recours à un réseau spécifique qui brouille les traces sur la toile, permet de réaliser des emplettes criminelles dans la plus grande  discrétion. au début du mois d'octobre 2013, le FBI fermait Silk Road, site mettant en relation acheteurs et vendeurs, se  rémunérant par commission, où les paiements ne s'effectuaient qu'en bitcoin. Ce cybersupermarché (ou plus exactement cybercourtier) du produit criminel, ouvert en 2011, aurait généré en 2 ans un chiffre d'affaires de 9,5 millions de bitcoins, à comparer aux 12 millions actuellement en circulation, pour 600 000 bitcoins de commission. Il a été très vite remplacé par d'autres et d'ailleurs un nouveau « Silk Road » a ouvert un mois plus tard. Il s'agit ici d'une criminalité pleinement économique : s'il y a une demande et un profit à réaliser, il y aura une offre.
    L'internet et les monnaies virtuelles sont des moyens d'accroître la profitabilité du crime par des gains de productivité et la réduction des coûts ...

    De façon simple, le blanchiment qui consiste à dissimuler l'origine illicite de capitaux en est facilité : les flux criminels sont convertis en monnaie virtuelle, transférés là où on veut les dissimuler et transformés à nouveau en monnaie officielle (propre !). Tracfin décrit ainsi  dans son rapport 2011 comment une société en France opérait de multiples transactions vers l'étranger de façon totalement dissimulée. Le site Liberty Reserve, autre cyber-supermarché de l'illicite aurait blanchi 6 milliards de dollars en utilisant la monnaie virtuelle éponyme.

    En janvier 2013, Charlie Shrem, un des pontes du monde du bitcoin - viceprésident de la Fondation Bitcoin –connaissait des démêlés avec la Justice américaine, pour avoir contribué à fournir des bitcoins à des acheteurs chez Silk Road. Deux  éléments peuvent encore freiner l'ardeur des blanchisseurs dans l'utilisation du bitcoin : sa traçabilité et sa forte volatilité. Mais des solutions « correctrices » apparaissent : le zerocoin est un avatar du bitcoin qui offre un réel anonymat, sous couvert du respect de la vie privée … Et un Russe vient de lancer le wishcoin, dont la valeur est indexée sur le rouble, tout en garantissant l'anonymat.

    Traquer les circuits financiers criminels

    Faut il interdire les monnaies virtuelles ? outre que cela reviendrait à condamner toute forme d'innovation, une telle interdiction risque fort d'être illusoire, le cyberespace étant international. En revanche, il est temps de sortir du brouillard  juridique.

    Les autorités bancaires françaises imposent désormais aux sociétés effectuant « à titre habituel » des opérations de change avec des bitcoins de disposer d'un agrément de prestataire de service de paiement, les soumettant ainsi à la dense  réglementation financière. En tout état de cause, il ne peut y avoir de monnaie qu'avec la confiance et celle-ci exige des  actions fortes contre la criminalité. C'est le retour du régalien !

    La politique la plus efficace contre le crime reste la confiscation des profits illicites. Il faut donc que les enquêteurs de police et de gendarmerie, au-delà des faits criminels, généralisent la traque des circuits financiers clandestins dans lesquels  s’insèrent les monnaies virtuelles. 

     

    Revue de la Gendarmerie Nationale N°249

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